C’était sur le front ouest, par une de ces nuits de lune inoubliables de la fin du premier mois de guerre.
Avec un camarade, je me tenais à minuit au double poste de la tête de pont de Neuchâtel. Depuis quelques jours, ce service de garde nocturne était sorti de son éternelle monotonie pour devenir quelque chose de particulier pour nous. D’abord parce que le soir, la claire journée de fin d’été se transformait en une nuit tout aussi claire, sans que la brume ou le brouillard ne s’interpose.
D’autre part, à cause du chat, dont on parlait déjà dans toute la section comme d’une chose légendaire ; à cause du chat qui, soir après soir, apparaissait dans notre secteur de poste, faisait une courte pause, puis sautait d’un bond sur le pont de chemin de fer et courait vers l’autre rive, vers les Français.
Les avis sur cette hantise nocturne étaient partagés. La plupart des gens se moquaient de toute cette histoire. Mais il y avait suffisamment de gens qui accordaient de l’importance à cette affaire et leur nombre augmentait chaque jour. Quoi qu’il en soit, l’ordre était donné d’attraper le chat si possible. Je me suis donc mis à l’affût, tournant le dos à l’ennemi. Je tenais à la main un grand filet.
Le remblai de la voie ferrée se dirigeait vers le village, dont certains toits scintillaient au clair de lune, les autres se détachant de manière d’autant plus sombre et abrupte sur les collines de vignes vert mat qui se trouvaient derrière. A gauche de la digue, le terrain plat était recouvert d’innombrables potagers où se cachaient déjà les premiers voiles de la brume matinale. Sur la droite, la forêt rhénane se dressait, chaude et attirante. Au fond, à l’horizon, se dressaient les montagnes de la Forêt-Noire.
Là-bas, dans le bunker, ils ronflent maintenant. Dans une heure, je m’allongerais à nouveau sur le piège et tirerais le tapis sur mes oreilles… et dormirais, dormirais…. Mais stop ! Qu’est-ce qui se glisse le long des rails, si sombre et allongé, si recroquevillé… est-ce que c’est ça ? – Le souffle coupé, j’ai serré la poignée du filet de sécurité. Elle était maintenant à ma hauteur et je l’ai frappée. Un léger cri. Je me suis jeté par-dessus le filet, mais mon souffle s’est arrêté : ce n’était pas possible!
Non, ce n’était pas possible ! Ce que je tenais dans mes mains, sur lequel je m’agenouillais – ce n’était pas du tout un chat – c’était un corps humain!
Des sueurs froides coulaient sur mes tempes. Je tremblais. De mes doigts gourds, je tenais le filet sur le sol. En dessous, ça s’est mis à bouger. Et tout à coup, le visage d’une jeune fille est apparu sous le filet, tout près du mien, éclairé par la lune. Des yeux sombres me lançaient des éclairs ! J’ai voulu crier. Mais le mot resta coincé dans ma gorge. Je détournai le regard et le fixai à nouveau, reconnus et vis… c’était la Mizzi, ce diable noir de l’auberge „Schloss“ qui se tordait sous mes bras. „Laisse-moi!“ siffla-t-elle encore une fois avant de se mettre à gémir. „Tu me fais du tort. Tu ne sais pas ce que je faisais ici!“ supplia-t-elle en me regardant langoureusement. „Laisse-moi au moins sortir du filet – je ne peux pas m’enfuir de toute façon ! S’il te plaît, s’il te plaît“.
En fait, elle avait raison ! J’ai lentement retiré le filet de son corps, mais je l’ai tout de suite attrapée par le poignet. „Elle rit soudain et voulut se lever, trébucha et tomba de telle sorte qu’elle se retrouva presque dans mes bras. Non contente, elle s’est littéralement blottie contre moi et a murmuré : „Comme c’est bon ce soir !“
„Tais-toi !“ lui ai-je lancé en tirant sur son poignet. Car j’avais tout de même une colère démesurée ! Au diable ses mains délicates et l’odeur de ses cheveux qui venaient d’effleurer ma bouche. Femme insolente ! Elle vole le portefeuille de mon patron avec sa souplesse. Et maintenant, elle veut aussi m’avoir, en plein service de garde !
Mais à ce moment-là, je sentais déjà son souffle sur mes lèvres. „Espèce d’idiot !“ a-t-elle chuchoté en m’imposant un baiser. Je ne sais pas, mais j’ai lâché un peu la bride à son poignet. Elle a aussitôt passé ses deux bras autour de mon cou : „Et toi qui pensais que je te fuyais !“ a-t-elle dit en riant de sa voix claire comme de l’eau de roche. „Tu avais l’air très sombre – et pourtant tu n’es pas fâché !“ continua-t-elle à me flatter…. Et elle était dans mes bras.
Je voulais parler. Alors elle m’a fermé la bouche avec ses petites mains chaudes et a soufflé : „Ne parle pas, mon chéri!“ Mais au même moment – aujourd’hui encore, j’ai froid dans le dos quand j’y pense – elle me donne un coup de coude qui me fait voler en arrière, tandis que sa main droite arrache de la poche de ma jupe qu’elle a ouverte – je ne l’ai remarqué que maintenant – mon carnet secret. Je remonte aussitôt en vitesse. Mais elle est déjà à quelques pas, le dossier sous le bras. Dans un instant, elle va disparaître d’un seul coup derrière le talus !
Je sors mon pistolet et m’apprête à le mettre en joue, quand mon camarade me tombe dans les bras et m’interpelle : „Bon sang, Hermann ! Tu es fou ? … sur qui veux-tu tirer ?“ „Mais“, je sursaute… et je réalise que j’ai rêvé. Je devais m’être endormi ; rien de tout cela n’était arrivé. Mais mon pistolet avait désigné un buisson sur le remblai de la voie ferrée. „Hermann, je crois que tu es en état d’ivresse !“ dit le camarade. Stupéfait, j’ai rangé mon arme. Soudain, il recule et crie : „La voilà !“. – mais trop tard. L’ombre du chat qui, à ce moment-là, avait effectivement essuyé notre passage, rôdait déjà au loin dans le tunnel du pont.
Hermann Binder